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Ruta Grauduža et Steffen Müller – Du soviétisme au capitalisme : des sols entre deux mondes

Bienvenue à la ferme Šiļi

Les yeux verts, cheveux bruns, bottes en caoutchouc aux pieds, Ruta traverse d’un pas vif la cour de la ferme, deux seaux de lait aux mains. Evitant les flaques de boues à grandes enjambées, des brins de pailles emmêlés dans ses cheveux bouclés, armé lui aussi de seaux de lait, Steffen lui emboîte le pas. Devant la grange, agglutinées à la barrière, une vingtaine de petites têtes blanches les suivent du regard en bêlant d’impatience. C’est l’heure d’aller nourrir les chevreaux. Les oies, agressives, poursuivent les deux fermiers en battant des ailes. Le soleil se lève et baigne le verger de ses rayons. De son côté, la grand-mère, chignon tiré et bras musclés, a déjà commencé la traite des chèvres. La journée commence et se poursuivra à un rythme effréné, entre les deux traites des cinquante chèvres, la préparation du fromage et les travaux de construction et de rénovation des bâtiments de la ferme.

L'amour est dans le pré

Enfin prêts à partir pour le marché bio de Riga, Ruta et Steffen trouvent le temps de poser pour une photo.

Pas de répit pour ce jeune couple, mettre en place un élevage de chèvre et une fromagerie n’est pas de tout repos en Lettonie. Les chèvres sont certes un atout : peu de gens en élèvent et le fromage de chèvre n’est pas encore répandu dans les pays Baltes. Les deux jeunes fermiers sont donc parmi les premiers à en produire et qui plus est en bio. Ils ont tout un marché qui s’offre à eux et une clientèle à séduire à Riga. Mais les chèvres n’ont pas bonne réputation dans les campagnes lettonnes. Et pour cause : pendant l’ère soviétique, lorsque les terres étaient utilisées en kolkhozes, les fermiers n’avaient pas le droit de posséder des vaches ou du bétail. Seule la vache de Staline, la chèvre, était autorisée à la propriétés individuelle. Il reste de cette époque difficile, un manque d’estime pour cet animal et ses produits, que Ruta et Steffen devront surmonter pour faire accepter leur activité dans leur région.

Ruta, enfant du kolkhoze

Ruta est née à la campagne, à Rucava, durant l’occupation de la Lettonie par l’URSS et en a vécu la chute. Durant l’époque soviétique son père travaillait dans une scierie et sa mère était lavandière. Tous deux, à l’instar de nombreuses familles de la région, ont récupéré leurs terres à la fin de l’occupation et sont revenus à l’agriculture. L’histoire de cette famille, tout comme l’histoire agricole de ce petit pays, a été très marquée par cet épisode soviétique, et pas uniquement en ce qui concerne les préjugés sur les chèvres, souligne Ruta. A l’époque soviétique, toutes les terres étaient cultivées en commun, sous forme de kolkhozes, les décisions sur les espèces à cultiver venaient de Moscou et surtout, l’ensemble de la production était envoyée à la capitale pour y être redistribué. Les populations rurales ont beaucoup souffert de cette politique centralisée, tuant dans l’œuf tout esprit d’initiative (la menace du goulag planait). Et si Le rationnement était drastique, les paysans avaient néanmoins le droit de cultiver un lopin de terre sur lequel ils pouvaient cultiver à leur guise de quoi nourrir leur famille…à condition de faire attention à ne pas avoir l’air trop riche.

Avec la chute de l’Union soviétique, le pays et les paysans reprennent donc avec joie leur indépendance et se réapproprient leurs terres. Mais la situation est loin d’être facile : les campagnes sont pauvres et le pays doit se reconstruire.

Ferme traditionnelle lettone

C’est au milieu des pommiers en fleurs que nous avons eu la chance de découvrir cette ferme traditionnelle lettone

Steffen, idéaliste Est-Allemand

Steffen, enfant de la RDA, a vécu le socialisme Est-Allemand et la chute du Mur. Il garde en tête l’idéal soviétique de justice sociale et nourrit un intérêt pour les pays de l’ex-URSS. Pourtant, même pour lui, la chute de l’URSS a eu des impacts positifs. D’une part, lors de la redistribution des terres par l’état, les populations rurales ont rapidement eu accès à de nouvelles terres arables. Les nombreux équipements agricoles ont été redistribués entre les agriculteurs et ainsi chaque ferme, même pauvre, a eu accès à un tracteur. D’autre part, la chute de l’URSS a permis de réduire la pression sur les sols en Lettonie. Les surfaces cultivées sont plus petites qu’à l’époque des kolkhozes et, les agriculteurs n’ayant pas beaucoup de moyen d’investissement, l’usage des pesticides et engrais est resté limité. De nombreuses fermes ont été abandonnées et la Lettonie a ainsi regagné de nombreux espaces sauvages.

Un avenir d’amour et de fromage frais

Pour Steffen, la campagne lettone semble, pour le moment, un havre de nature et de liberté. C’est au cours d’un voyage à travers Europe de l’Est, que ce géologue Est-Allemand est arrivé à Rucava par le biais du Couchsurfing. Sa rencontre avec Ruta et son projet de vie l’ont convaincu à devenir fermier. Pas de coup de foudre, mais un amour construit sur une vision commune de l’avenir. Leur moteur, c’est l’idée de pouvoir produire, en grande partie grâce au sol, tout ce qui leur est nécessaire, des légumes aux bâtiments, du fourrage au savon. C’est aussi une liberté d’entreprendre beaucoup plus facile qu’en Allemagne, où tout est réglementé, qui a motivé Steffen à investir ses économies dans le projet de sa compagne. Au moment de leur rencontre, Ruta revient d’un séjour en Allemagne dans une ferme de réseau WWOOF, où elle a appris à produire du fromage de chèvre avec l’idée de créer sa propre fromagerie. Et si le sourire et les idéaux de la belle fromagère ont conquis le cœur de notre géologue, c’est la force de ce projet qui a décidé Steffen à investir dans une petite ferme lettone. Depuis une année qu’il vit à la ferme, il a déjà bâti de ses mains la nouvelle fromagerie, construite sur le modèle des fermes traditionnelles avec un toit de chaume, pour sa chère Ruta qui y façonne ses délicieuses féta de chèvre.

La nouvelle fromagerie

Pas de tôle, ni de tuile, mais un toit de chaume pour cette nouvelle fromagerie.

De l’URSS vers l’UE

Très indépendants, Ruta et Steffen voient d’un regard mitigé l’entrée de la Lettonie dans l’Union Européenne. D’un côté, les agriculteurs vont avoir la possibilité de toucher des nouveaux subsides qui leur permettront d’investir sur leur ferme. D’un autre côté, ces investissements ne risquent-ils pas de se faire au détriment de l’environnement, favorisant des grands propriétaires terriens et une agriculture plus intensive moins soucieuse de la protection des sols ? Ou ne risque-t-on pas un retour à une centralisation aboutissant à des choix agricoles basés sur une rationalisation du territoire au détriment, peut-être, d’une diversité agricole ou de variétés traditionnelles, à l’instar du système soviétique ? Dans leur esprit plane aussi le spectre de sols tellement appauvris par l’industrie agricole, qu’il serait impossible d’y cultiver quoique ce soit sans un apport extérieur en engrais et pesticides.

Conscients des changements à venir, Ruta et Steffen sont prêts à relever les défis qui s’offrent à eux. Leur but est de pouvoir vivre des produits de leur ferme sans dépendre de subventions. Leur engagement sur la ferme tient beaucoup de l’engagement citoyen. En réalisant leur passion d’agriculteur, ils espèrent changer quelque peu les mentalités, en réhabilitant la chèvre et en promouvant l’agriculture biologique en Lettonie.

Des changements pas que politiques

Les systèmes socio-économiques se succèdent et ont un fort impact sur l’utilisation du sol. Que ce soit en modifiant les régimes de propriété foncière ou en influençant le type d’agriculture qui y est mené, la qualité des sols et les végétaux qui y poussent s’en trouvent modifiés. Ruta, qui a repris officiellement la ferme familiale il y a deux ans, mais qui en gérait les papiers depuis le passage à l’agriculture biologique il en a dix, a pu observer de nombreux changements sur ses terres et dans la région. Elle observe une plus grande diversité dans ses prairies, plus riche en fleurs sauvages, en orchidées. Ce qu’un pédologue verrait comme un retour à une prairie « maigre », elle l’analyse au contraire comme un enrichissement du sol, plus riche en biodiversité. A une échelle plus régionale, avec le retour à la nature de nombreuses terres, elle observe la présence de plus d’animaux sauvages, telles que grues, cigognes, hérons ou loups. Pour elle et Steffen, ce sont les signes d’un environnement sain, dans lequel il veulent bâtir leur avenir.

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Si vous souhaitez découvrir la ferme de Ruta et Steffen, que ce soit juste pour les rencontrer ou y passer des vacances vertes, vous pouvez les contacter via le site de Couchsurfing ou envoyer un message en anglais, allemand, letton ou norvégien à l’adresse mail ci-dessous :

https://www.couchsurfing.org/people/rutatia/
http://www.celotajs.lv/en/e/bs_sili
rutatia@inbox.lv

Réponse au portrait d’Isabelle de Red

Suite à la publication de notre article « Isabelle de Red – le sol de la liberté », un lecteur de notre blog, membre de l’Association Française pour l’Etude des Sols1, a souhaité apporter quelques précisions sur la notion d’agriculture intensive. On qualifie généralement d’intensive, les monocultures  industrielles basées sur l’utilisation massive de pesticides et d’engrais de synthèse. C’est à ce type d’agriculture qu’Isabelle de Red faisait référence au long de notre interview. Pourtant l’on oublie souvent que de nombreux autres systèmes agricoles, souvent anciens, sont eux aussi intensifs. Philippe Eveillard nous rappelle que l’intensification ne conduit pas nécessairement à une dégradation des sols, mais au contraire peut conduire à une augmentation de leur fertilité.

Voici son message :

 « Je lis sur votre site qui nous permet de suivre votre tour du monde plutôt sympathique :

 « Les sols nourrissent nos sociétés, il est donc essentiel de les protéger. […] Pour elle, l’agriculture intensive ne peut mener sur le long terme qu’à des sols stériles et morts. »

 Je partage avec tous les membres de ce forum la première conviction mais je crois que la deuxième phrase mérite plus d’analyse et ne représente pas la réalité.

Ce n’est pas l’industrie qui a inventé l’agriculture intensive. On peut qualifier d’intensifs déjà les nombreux systèmes paysans dans le monde où se succèdent souvent plusieurs cultures par an avec des productions élevées grâce à l’irrigation notamment. Ces systèmes existent depuis plusieurs milliers d’années (Vallée du Nil, Sud de la Chine, Japon, certaines régions en Europe…). Quand on a apporté les aménagements qu’il fallait (terrasses, irrigation, drainage), on a pu produire davantage et nourrir une population plus importante. Plus on cultive le sol, plus on est susceptible d’améliorer sa fertilité contrairement à une idée reçue qui est qu’on va inéluctablement l’épuiser.

Labour des champs et capture d'oiseaux en Egypte ancienne

Labour des champs et capture d’oiseaux en Egypte ancienne
Scène agricole de la chambre funéraire d’Itet, IVème dynastie (2575 – 2465 avant J. C.)

Des productions plus importantes, c’est aussi plus de racines, de résidus qu’on incorpore au sol. Cet apport est indispensable à son activité biologique. L’entretien de la fertilité de ces systèmes dépend du recyclage le plus efficace possible des déjections animales et humaines et souvent du transfert de fertilité réalisé depuis des surfaces de parcours vers les surfaces cultivées par le biais des animaux et du fumier collecté sur des centaines d’années.

Les sols ne sont pas morts, c’est Dominique Arrouays qui l’a annoncé à la journée de présentation du 1er état des sols français en novembre dernier (INfOsol, INRA)2. J’invite à relire cette synthèse remarquable sur tous les aspects de la qualité des sols.

Je ne suis pas pour l’intensification sur n’importe quels sols. Nous avons besoin des forêts, des prairies, des zones humides et d’autres espaces de biodiversité. C’est pourquoi il nous faut cultiver le plus raisonnablement possible les espaces cultivées dont nous disposons sur la planète. Produire plus et mieux, c’est possible sur des sols fertiles et un climat favorable comme le nôtre en Europe tempérée, les agriculteurs nous le prouvent et continuent d’améliorer leurs pratiques (moindre usage d’engrais utilisés plus efficacement, moins de travail du sol et meilleure utilisation des cultures intermédiaires (engrais vert)….)

Bonne chance pour votre voyage. »

Philippe EVEILLARD
Responsable Agriculture et environnement
UNIFA, Union des Industries de la Fertilisation

1 http://www.afes.fr/

2 cf. Gis Sol. 2011. L’état des sols de France. Groupement d’intérêt scientifique sur les sols, 188 p.
Plus d’information sur l’état des sols en France, rapports et synthèse à télécharger sur le site du Groupement d’Intérêt Scientifique Sol : http://www.gissol.fr/RESF/